11 juillet 2019

Mon père est mort : je pleure sur mon vélo

L'hiver, sur le vélo, mon nez coule et c'est normal. Dimanche 30 juin dernier, en pleine canicule, je me suis mouché autant qu'en hiver. Mon nez n'avait pas besoin d'humidifier un air froid ; je pleurais, tout simplement. Mon père est mort le 26 mars, après dix mois de lutte contre le cancer. Ce fut sa dernière course, lui, le sportif, qui m'a donné goût au vélo. Trois mois après, je chiale sur ma bécane, comme lui chiala sur la sienne lorsque son père mourut, ainsi qu'il me le confia. Eternel recommencement.

Trois mois se sont passés, mais une image, une odeur, un son, n'importe quoi peut raviver le souvenir de mon père Robert. Ce dimanche, ce fut l'image d'un petit garçon dans la rue, qui tenait la main de sa mère. Un geste que mon père fit aussi. Me tenir la main, m'offrir un vélo, m'apprendre à pédaler, à tenir en équilibre...

Je me souviens
Je me souviens de ces leçons de conduite sur mon mini-Peugeot blanc, devant chez ma grand-mère. Quel âge avais-je ? Cinq ans ? Mon père venait de se remettre au vélo en 1971. Il avait arrêté brusquement la compétition en 1953, à dix-sept ans, à la séparation de ses parents ; il avait jeté son cycle après une dernière course, comme il me le raconta maintes fois. Echec ruminé. Papa remonta en selle à l'époque "Merckx", après des années d'haltérophilie. Je me souviens de lui m'offrant mon demi-course Lejeune en 1973, pour mes sept ans, rapidement transformée en engin de course (sans les garde-boue). Nous allâmes le chercher chez le marchand de cycles Arnoux, à Créteil, en DS, avec mon grand-père. Mon grand-père Joseph, Breton, aimait Robic ; tous deux moururent le même jour. A cette époque, mon père rencontra le jeune Pierre Tosi, qui venait d'entrer chez les coureurs professionnels. Pierre est décédé cinq jours après mon père, en quelque sorte dans sa roue.

Je me souviens des vélos que m'acheta mon père, à mesure que je grandissais. Le dernier fut un VTT Gitane, en 2012. "La route devient dangereuse, fais du VTT", me conseillait-il. Ce fut lui qui réceptionna mon vélo Origine, livré à domicile et qui m'accompagna pour retirer mon cyclo-cross Stevens. Papa, toujours présent quand il le fallait.
Papa vainqueur, vers 1972,
sur son Lejeune de chez Arnoud.

Je me souviens des balades avec Robert en Seine-et-Marne, dans les années 1970-1980. Je mettais mon maillot Molteni taille 2 et apprenais à m'abriter dans la roue paternelle. Je me souviens nous être arrêtés boire une bière dans un bar. Sensation de fraîcheur, lumière solaire dehors, maillot en laine, casquette de toile.

Les années ont passé et j'ai dépassé mon père. Je me souviens l'abritant du vent, à mon tour, et lui demandant s'il allait bien. Il avait plus de soixante-dix ans. C'était bien, ces virées au soleil tous les deux. Au retour, ma mère nous servait une boisson fraîche. Papa a progressivement ralenti. Je me revois un jour roulant devant à 23 km/h et lui derrière, dans le vent. L'envie de pédaler l'avait quittée.

Sur le vélo, je veux garder cette image de mon père : il rentre de sa sortie dominicale, en été, bronzé et brillant de transpiration comme Agostinho, tête nue, ses cheveux ondulant au vent. Il est beau comme un acteur américain ; il a un regard étrange, fixe, car il a roulé fort ; il descend de son Pinarello noir. Avec mes copains, nous nous approchons et admirons ses puissantes cuisses de sprinteur (traces d'haltérophilie), puis nous retournons à nos petits cyclistes. C'était l'été, notre nez était sec.

Papa, 2e à partir de la gauche, vers 1952-1953, à Servon.

Robert, l'haltérophilie au service
du contre-la-montre.

Papa conduit, je suis. 1973, L'Aiguillon-sur-Mer.

Avec petite soeur, je porte mon premier maillot cycliste,
devant mon Lejeune. 1973. Casquette R. Poulidor !

Pierrot Tosi et Robert, qui vient d'avoir 80 ans.
Dernière sortie ensemble, en 2015.